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La réalisation des dessins animés au cinématographe

Par Lucien Fournier

 

LE DESSINATEUR BENJAMIN RABIER A SA TABLE ÉQUIPÉE POUR LA PRISE DE VUE DE SES DESSINS ANIMÉS DESTINÉS A LA PROJECTION CINÉMATOGRAPHIQUE
A droite, on voit la manivelle de commande de l'appareil de prise de vues, disposé en haut.

Né de la photographie et exploité uniquement par les procédés photographique, le cinématographe s'est enrichi, depuis une dizaine d'années d'une nouvelle adaptation représentée par l'entrée en scène des amusants dessins animés.
Les plus grands établissements n'hésitèrent pas à accepter la collaboration des dessinateurs humoristes pour composer des films, dans lesquels des personnages et des animaux caricaturés deviennent des acteurs au jeu aussi sûr, aussi précis, sinon plus, que celui des meilleures vedettes du cinéma.
L'imagination seule de l'artiste, à qui la plus grande fantaisie est permise, intervient dans la composition des scènes. C'est le caricaturiste qui les imagine, qui les dessine et exécute le négatif dans son atelier. Une table, surmontée d'un appareil de prise de vue, avec la collection de dessins nécessaires, constitue tout son matériel (fig.1). Mais la confection du film s'inspire d'une technique extrêmement serrée, puisqu'un ensemble de dessins doit fournir une série de mouvements de cadence régulière ou irrégulière, voire même d'arrêts plus ou moins prolongés, exactement comme si la scène fantaisiste était réellement vécue.


Emile Cohl, habile dessinateur, eut, le premier, cette idée originale de composer des scénarios représentant des silhouettes de personnages, voire même des objets en mouvement : moulin à café tournant seul, allumettes sortant d'une boîte pour s'assembler en formant des figures géométriques ou des personnages. Les établissements Gaumont éditèrent les premiers films dont le succès fut énorme. Cela se passait en 1908. L'année suivante, l'Italie nous envoyait déjà des films imités, et, naturellement, l'Amérique suivit le mouvement, non sans succès.
La technique imaginée par le novateur est très originale, mais elle nécessite la confection d'un nombre très considérable de dessins.
Un opérateur de cinématographe prend, à chaque tour de manivelle, huit images photographiques qui s'inscrivent sur le film négatif. Un tour de manivelle ne dure pas plus d'une demi seconde ; on prend donc seize images par secondes.
Si un monsieur salue en retirant son chapeau, et que le geste dure une seconde, l'opérateur qui enregistrera l'acte devra en prendre seize images successives, chacune d'elles donnant une position différente du bras. Pour imiter ce geste avec des dessins animés, il suffira donc de dessiner, les uns après les autres les seize mouvements du bras et de les photographier dans leur ordre à l'aide d'un appareil ordinaire de prise de vue.
Un simple calcul fait apparaître l'énorme labeur du dessinateur pour constituer un film à raison de seize dessins par seconde, soit neuf cent soixante croquis pour une minute d'écran ! Comme une bande dure huit à dix minutes, l'artiste se voit contraint d'exécuter un véritable travail de forçat, soit neuf mille croquis différents !


FIG. 1 - SCHÉMA DE LA TABLE DE TRAVAIL DU DESSINATEUR EXÉCUTANT DES PRISES DE VUES QUI DONNERONT DES DESSINS ANIMÉS



FIG. 2 - LE DÉCOR FIXE DEVANT LEQUEL ON DOIT REPRODUIRE UN DÉFILÉ DE LAPINS
Pour produire le mouvement de façon que l'illusion soit complète, il faut photographier au bas de ce décor une série de douze planches d'animaux.

Assistons maintenant aux opérations de prise de vue, qui sont fort intéressantes :
Voici un décor champêtre (fig. 2) : une ferme au bord d'une route. Sur cette route, il s'agit de faire passer une troupe de lapins en respectant tous les mouvements que chacun d'eux doit accomplir, toutes les attitudes que peut prendre un lapin défilant, comme une grande personne, sur ses pattes de derrière, par conséquent.
L'artiste compose une série de douze planches, comportant chacune quatorze animaux. Ces planches sont numérotées de 1 à 12. Si nous considérons un animal quelconque de la planche 1, le cinquième par exemple, nous remarquerons que ce même animal (5) commence le mouvement de marche dans cette planche 1, et que les autres dessins qui le représentent dans les autres planches continuent ce mouvement qui est terminé par le même sujet dans la planche 12.



FIG. 3 - LA PREMIÈRE DES SÉRIES DE DOUZE PLANCHES QUI SERA PHOTOGRAPHIÉE SUR LA PARTIE INFÉRIEURE DU DÉCOR FIXE.


Par conséquent, avec douze planches, on peut représenter la marche (un pas) de quatorze lapins. Le dessinateur change en même temps, dans chaque planche, la disposition générale du corps et, pour compléter l'illusion, la position des oreilles et même la physionomie de l'animal (fig. 3 et 5).
Donc, si on découpait, par exemple, le premier lapin de chaque planche et si tous ces dessins étaient mis soigneusement dans leur ordre, les uns à la suite des autres, on obtiendrait la décomposition d'un seul pas en ses douze mouvements essentiels.
On comprend immédiatement que, pour reconstituer la scène au cinéma, il suffit de prendre un cliché de chaque planche et de projeter ces douze clichés sur l'écran : on verra alors les quatorze lapins avancer d'un pas. Voici comment opère l'artiste :
Une table ordinaire est surmontée d'un bâti sur lequel est installé l'appareil de prise de vue, réglé de manière à réaliser une mise au point parfaite pour tout dessin placé sur la table. Une feuille de papier blanc, tendue sur cette table porte les repères qui permettront de placer les décors fixes (fig.1).
Sur cette feuille, le dessinateur commence par fixer le fond du paysage, qui doit rester en place sans accomplir aucun mouvement. Ce sera, par exemple, la ferme au bord de la route, celle-ci représentant le premier plan sur lequel doivent défiler les lapins.
Traçons une ligne droite tout à fait au bas du décor fixe et divisons cette ligne en unités de 2 millimètres de longueur. Plaçons ensuite la première planche des lapins, celle qui représente, par conséquent, l'origine des mouvements : le départ du défilé sur cette route, de manière que la base du dessin coïncide avec la ligne droite et qu'un point de repère, tracé à la même place sur chacune des douze planches, soit situé en face de la première division, à gauche du décor fixe. Nous aurons ainsi situé, avec une parfaite exactitude, le départ de la course que nous enregistrerons sur le film négatif de l'appareil de prise de vue en un cliché unique.
Cela fait, nous enlèverons la première planche et la remplacerons par la planche n°2, mais en ayant soin de la placer de telle sorte que son repère fixe soit en face de la deuxième division du décor fixe. Elle se trouvera donc décalée de 2 millimètres par rapport à la première. Nous en prendrons encore un cliché qui sera le deuxième du film cinématographique, et nous continuerons ainsi, toujours en décalant la planche de 2 millimètres vers la droite par rapport à la précédente, jusqu'à ce que les douze planches aient donné leurs douze clichés.



FIG. 4 - LA PREMIÈRE PHOTOGRAPHIE DE LA SCÈNE ANIMÉE OBTENUE A L'AIDE DES DESSINS DES FIGURES 2 ET 3.


Si on portait ces douze clichés sur l'écran, on obtiendrait juste la longueur d'un pas. Pour constituer un véritable défilé, il faudra donc continuer la même opération en reprenant les douze planches que l'on photographiera de nouveau successivement à la suite des premières et dans les mêmes conditions, jusqu'au moment où le dernier lapin de la dernière planche quittera le décor fixe, à la suite des décalages successifs vers la droite.
On comprend combien le travail imposé au dessinateur est absorbant ! Pour constituer un film normal de 200 mètres, il ne faut rien moins que quatre mille dessins représentant quatre mille attitudes différentes d'un même animal !
La question en était là lorsqu'un de nos meilleurs et de nos plus populaires dessinateurs humoristes, Benjamin Rabier, vivement frappé par les effets de scène que l'on pouvait obtenir avec des dessins, résolut de simplifier le travail du dessinateur en introduisant dans cette technique le principe des images animées. Chacun connaît ces cartes postales qui appartiennent presque toujours au genre grossier et dans lesquelles les mouvements de bras ou de jambes sont commandés par une tirette. C'est à ce principe que Benjamin Rabier a eu recours pour simplifier le procédé d'Emile Cohl.
Prenons un exemple pour faciliter notre démonstration. Voici un bougeoir et une bougie, dessinés tous deux sur une feuille de papier résistant et découpés ensuite suivant leurs contours. Dans le trou du bougeoir destiné à la bougie, on pratique, avec un canif, une fente de longueur égale au diamètre de la bougie et on y introduit cette dernière. Le dessin représentera alors une bougie allumée dans son bougeoir (fig. 7) ; nous en prendrons un premier cliché négatif à l'aide de l'appareil de prise de vue que l'on connaît.



FIG. 5 - REPRODUCTION DE L'UNE DES DOUZE PLANCHES QUI, PHOTOGRAPHIÉES APRÈS DÉCALAGE SUR LE DÉCOR FIXE, DONNERA LA FIGURE 6 DE LA PAGE SUIVANTE.
On remarquera que les mouvements de chaque lapin représentent un temps de marche légèrement différent de celui qu'on peur observer sur la figure 3.


A la main, nous ferons ensuite descendre la bougie d'un millimètre dans le bougeoir, et nous prendrons un deuxième cliché, puis nous continuerons les mêmes opérations en descendant, à chacune d'elles, la bougie d'un millimètre, jusqu'à ce que toute la bougie et la flamme aient disparu. Nous aurons ainsi rassemblé sur le film, les unes à la suite des autres, cinquante images, par exemple de la bougie. La projection de ces cinquante clichés su l'écran donnera l'impression d'une usure vertigineusement rapide d'une bougie en combustion.
Ce principe a été mis en pratique pour la réalisation de tous les mouvements, mais avec des variantes pour chaque cas particulier.
Voici, par exemple, une scène représentant un chat qui fuit avec la rapidité que mettent ces animaux à éviter un danger menaçant.
Le décor fixe est disposé comme nous l'avons indiqué précédemment. Mais le chat, au lieu d'être représenté par une série de douze images successives, comme dans la scène du lapin, ne figure que par trois dessins, qui sont une fidèle interprétation du mouvement. Ici, on ne copie donc pas tous les mouvements, on ne fait que les interpréter.



FIG. 6 - ON VOIT ICI LE DÉCOR FIXE PHOTOGRAPHIÉ AVEC UN DÉCALAGE DE LA BANDE DE LAPINS DANS LE SENS DE LA MARCHE DES ANIMAUX.


On place le chat n° 1 dans la position d'entrée en scène, c'est à dire tout à fait à la gauche du décor fixe et on prend un cliché. Puis on substitue le chat n° 2 (deuxième attitude) au premier en l'avançant d'une longueur sur le décor fixe, vers la droite, par conséquent, c'est à dire dans le sens de la fuite. On prend un second cliché et on recommence l'opération dans les mêmes conditions avec l'image n° 3, puis on fera intervenir une seconde fois, toujours dans le même ordre, la série des trois mêmes images, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'on ait atteint l'extrémité droite du décor fixe. Il a donc suffi de trois dessins pour réaliser la course d'un chat, pour laquelle il eut fallu une cinquantaine d'images avec le procédé primitif que nous avons décrit au début.
Si l'on veut projeter sur l'écran la marche normale d'un homme, on pourra se contenter de dessiner une seule silhouette dont les bras et les jambes, articulés, seront déplacés quinze fois devant l'objectif, comme nous l'avons montré pour le bougeoir. Ces quinze clichés, projetés sur l'écran à la vitesse ordinaire, qui est d'une seconde, comme on sait, reproduiront nettement un pas.



FIG. 7 - TROIS VUES FIGURANT UNE BOUGIE ALLUMÉE PRISE A DES MOMENTS DIFFÉRENTS POUR DONNER L'IMPRESSION DE L'USURE RAPIDE
Le dessin de la bougie est décpupé et on le descend à la main dans une fente pratiquée à la partie supérieure du dessin du bougeoir. Les états successifs de la bougie sont photographiés au fur et à mesure.


Si les mouvements sont très lents, il convient de doubler les pellicules, c'est à dire de prendre deux clichés de la même attitude.
On voit par là qu'une technique inédite a du être appliquée à la réalisation des dessins animés, laquelle n'a pas été sans causer de grosses surprises dans ses débuts.
C'est que le même film comporte presque toujours des mouvements très variés, selon le thème imaginé par le dessinateur. Prenons un exemple pour bien nous faire comprendre. Une souris est poursuivie par un chat sur un toit ; elle suit la gouttière, puis se précipite dans le tuyau de descente, pour sortir par la base et tomber sur le sol. Il y a là motif à des recherches techniques très complexes.
On comprend comment seront filmés les déplacements de la souris sur le toit et dans la gouttière, d'après ce que nous avons dit.
Mais l'animal étant arrivé au bord du tuyau de descente hésite une fraction de seconde avant de s'engager dans cette voie. Il s'arrête, se livre à de légers mouvements de tête que la projection cinématographique ne peut rendre qu'autant qu'ils auront été minutieusement étudiés : instant de réflexion (position d'immobilité pour laquelle il faudra clicher dix fois de suite la même attitude de la souris), position d'inquiétude, qui se révèle par des mouvements très rapides que deux ou trois clichés seulement devront rendre. Puis, position de descente, c'est à dire disparition brusque dans le tuyau, qui s'effectue comme celle de la bougie dans le bougeoir. Puis le mobile, engagé dans le tuyau de descente, est invisible.



FIG. 8 - DÉCOR FIXE QUI SERVIRA A LA REPRODUCTION DU FILM REPRÉSENTANT UN CHAT NOIR A L POURSUITE D'UNE SOURIS
Le petit graçon est endormi.



FIG. 9 - UNE DES VUES DE LA SCÈNE FILMÉE « LE CHAT POURSUIVANT UNE SOURIS »
La souris s'échappe par le tuyau de descente à la stupéfaction du chat.
Le petit garçon se réveille en baillant fortement.


Pendant combien de temps allons nous tourner la manivelle de l'appareil de prise de vues sans la souris ? Pour répondre à cette question, il faut calculer approximativement le temps réel que mettrait une vraie souris pour effectuer le parcours. Et on trouve qu'il faut une succession de deux cent clichés ! Après quoi la souris apparaît, museau en avant, s'arrête avant de s'élancer dans le vide, qu'elle franchit en une fraction de seconde. Quelques silhouettes découpées de la souris suffisent à composer toute la scène sur le décor fixe (fig. 8, 9 et 10).
Le procédé de Benjamin Rabier a donc entraîné une vraie révolution dans l'application du dessin au cinématographe, en réduisant, dans de grandes proportions la quantité des dessins à exécuter. Alors que, primitivement, un film de 200 mètres exigeait quatre mille dessins, le même film peut être exécuté avec cinquante images seulement. Cependant, certains mouvements ne peuvent être reproduits d'après cette méthode et exigent toujours un nombre considérable de dessins.



FIG. 10 - LA SOURIS TOMBE SUR LE PETIT GARÇON QUI, SURPRIS, TIRE LA LANGUE
Le chat s'est rapproché du bord de la gouttière et assiste à la fuite de son gibier. La langue de l'enfant est elle-même un petit dessin découpé.


Si l'on veut faire ouvrir une porte ou une fenêtre, par exemple, la perspective empêche de recourir au procédé du découpage ; seuls les dessins successifs peuvent la rendre avec une grande fidélité.
Bien curieuse innovation que celle qui a permis au caricaturiste de transporter sur l'écran ses S uvres d'imagination. C'est, en quelque sorte, la revanche de l'artiste sur le photographe, qui s'était même attaqué à la peinture en lui opposant la photographie des couleurs. L'un et l'autre font cependant bon ménage sur l'écran, et le public les associe dans ses applaudissements, consacrant ainsi le mariage de raison qui a été accompli.

Lucien Fournier
(La science et la vie, n° 78, décembre 1923)





 

 

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