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Autobiographie

(Pour «l'Album», en 1902, Benjamin Rabier a écrit ce récit quelque peu fantaisiste du début de sa carrière.)

" Il faut que vous dessiniez votre portrait pour mes lecteurs ", m'a dit le directeur de L'Album
Je me suis donc exécuté. Cette grosse figure à droite est la mienne, oui madame. Je me dépêche de le dire, car vous auriez pu croire que c'était celle du garçon marchand de vins de votre coin de rue.

Et, maintenant que la présentation est faite, je vais vous initier aux moindres détails de ma vie intime. Je suis né le 30 décembre 1869 à la Roche-sur-Yon, sans aucunement l'avoir demandé. Passons sous silence, si vous le permettez, l'emploi de mon temps durant mes premiers mois. Vous tétiez votre nourrice, me direz-vous. On ne peut rien vous cacher.
A cinq ans, j'avais déjà du goût pour la peinture en bâtiment et j'étais en train de badigeonner en vert la porte de la salle à manger quand arriva ma mère qui me fit aussitôt sentir son autorité sur une partie charnue de mon individu.

Je donnai alors un autre cours à mes idées artistiques et me mis à dessiner avec passion tous les animaux qu'il m'était donné de voir et ceux même que je n'ai pas encore vus.
Ma réputation grandit en même temps que moi, si bien que ma ville natale m'envoya à Paris pour me présenter à l'Ecole des Beaux-Arts.
Je vous avouerai franchement que je ne fis pas bon ménage avec le classique. Mes idées larges, bien connues s'accommodèrent mal des conceptions restreintes et routinières de la Grande Maison. Je voulais la liberté, je la pris en prenant la porte.

Les débuts furent assez difficiles.
Je m'adonnai d'abord à la nature morte. J'excellai à la reproduction des têtes de veau. Je ne fus pas compris.
Je tâtai alors du portrait. J'eus le grand défaut de peindre trop vrai, de ne pas flatter le client qui se mit en grève.
Que faire ? J'essayai du plein air en chambre, des vues d'usines.
Je passais des nuits à dessiner des cheminées d'usine avec effets de lune.
Je ne récoltai que l'indifférence des bourgeois.
Enfin, - j'avais dix huit-ans , -me vint une commande. Un marchand de devants de cheminée me pria d'exécuter une composition à la fois neuve, moderne et originale, intitulée " Les adieux du conscrit ". Ce commerçant, très satisfait, me paya mon oeuvre dix francs , à la condition que je lui en fisse le pendant, par dessus le marché.
Deux jours après, je lui livrais " Le Retour au Foyer ", d'une composition à la fois neuve, moderne et originale.

Le gouvernement, qui ne savait rien de ces deux toiles et par conséquent ignorait mon goût pour la peinture militaire, m'appela cependant sous les drapeaux.
Un matin, au rapport, on demanda un soldat intelligent, possédant des aptitudes d'art pour un travail spécial.
Je me présentai.
Je plus au colonel, et, dès le lendemain, armé d'un pinceau enduit de noir & je dessinai des cibles sur les murs de la caserne !
Immédiatement après, j'avais à peindre les cocardes tricolores en fer blanc des képis n° 1 et à passer à l'encre de chine le fil blanc qui paraissait sur les coutures des tuniques, opération qui nécessite de l'opérateur un extraordinaire doigté.
Le bruit de ces talents si divers alla jusqu'aux oreilles de " grosses légumes " et je fus envoyé au ministère de la guerre (section géographique) pour dessiner des costumes militaires et des tableaux de batailles destinés à décorer les salles d'honneur des régiments.
Là, pendant deux ans, en compagnie de Sabattié, le prestigieux dessinateur de L'Illustration , je fis manoeuvrer sur la toile des corps d'armée tout comme le premier généralissime venu.
Mes oeuvres terminées, je regagnai mon régiment où je devins - grandeur et décadence militaire ! - garçon de cantine !

Rendu à la vie civile, la caricature me tenta.
Je me mis sur la tête un grand chapeau mou, je nouai autour de mon col une cravate Lavallière de 3,50 mètres et fis l'acquisition d'une canne d'entraînement de 7 kilos et d'un carton à dessin de 75 X 45.
Les directeurs de journaux, en me voyant, ne pouvaient s'empêcher de s'écrier : " Enfin ! voilà un homme qui a l'air d'un artiste ! ".
C'est à la Chronique Amusante, sous Paul Hugonnet, que je fis mes premières armes. Je passais ensuite au Gil Blas Illustré où j'étais attendu comme le messie et où l'on m'accueillit à bras ouverts. Le Rire vint ensuite, puis le Pêle-Mêle où je fus engagé comme dessinateur de bêtes et de gens.
Ce fut là vraiment que le succès commença.



Malgré la répugnance que j'éprouve à parler de moi, je suis bien obligé pour compléter cette notice de vous renseigner un peu sur mon intimité.
Comme tous les artistes vraiment dignes de ce nom, je revêts, pour travailler, un costume très suggestif ainsi composé : espadrilles, pantalon gris bleu avec deux grandes ouvertures pour laisser passer les jambes, chemise de finette que je porte sur ma flanelle, cravate Lavallière passée sous le col de la chemise et nouée par devant, pipe en merisier, et c'est tout.
J'ai pris, à mon service, un grand garçon intelligent, ancien artificier, pour me chercher des légendes pour mes dessins pendant que je travaille. Il s'acquitte assez bien de son emploi. Voulez-vous quelques échantillons de son esprit ?
Un brave homme se réveille une nuit et aperçoit dans sa chambre à coucher un cambrioleur en train d'opérer : " Ne faites pas de bruit, je vous en prie, il y a un malade au-dessous ! "
Un nègre, à moitié avalé par un crocodile, dit à son ami resté sur le bord du Nil : " Dis à ma femme qu'elle ne m'attende pas pour dîner. "

La dame à un jeune gommeux :
- Monsieur ! Vous me compromettez ! Je vous défend de me suivre ! & ou bien faites avancer ma voiture.
Deux bohèmes :
- Tiens, un bouton ! j'vas le faire coudre après mon pantalon.
- Ben, moi, si j'en trouvais un, je me ferais coudre un pantalon après.
Le dompteur qui couche avec ses fauves :
- Comment, le patron qui a fait installer son lit dans la cage aux lions ?
- Oui Paraît qu'il y a des punaises dans sa chambre.
La dame et le mendiant aveugle :
- Comment, vous n'êtes pas privé de la vue ?
- Comment voudriez vous que je travaille, ma p'tite dame, si j'y vois pas ? J'suis dresseur de chiens d'aveugle !

Je pourrais ainsi continuer à citer jusqu'à demain les mots de mon ami l'artificier, mais continuons.
Aujourd'hui, je m'habille simplement. J'ai complètement abandonné le costume ultra-fantaisiste de rapin pour le complet jaquette de l'employé.
J'ai l'air maintenant d'un gommeux qui marquerait mal.
N'ayant pas assez de talent pour habiter Montmartre, j'ai loué un coquet entresol, au deuxième étage d'une maison sise avenue de Ségur, n° 42, que j'habite bourgeoisement avec ma mère, ma femme et deux enfants, beaux comme le jour.

Je ne dessine jamais d'après nature, comme le font la plupart de mes confrères. Mes moyens ne me le permettent pas. Mes modèles sont si difficiles à se procurer et si coûteux ! Il y a une hausse, cette année, sur les lions et sur les éléphants.
Mon métier est plus difficile qu'on ne croit à exercer. Dessiner des bêtes, c'est l'enfance de l'art ; leur donner une expression triste ou joviale, tout est là.
Or, si l'on peut dresser un chien à faire le beau, à sauter dans un cerceau ou à traîner une petite voiture, il faut une patience à nulle autre pareille pour le faire rire ou pleurer.
Passe encore pour le chien, mais faire rire une vache !

J'ai passé des nuits blanches pour y arriver.
J'avais loué à mon laitier une vache et son veau.
J'entrepris de suite le veau, pensant qu'il serait plus sensible, étant plus jeune. Eh bien, pas du tout ! C'est la mère qui s'est mise à rire la première, heureuse de me voir jouer avec son enfant.

Il fut un temps où j'avais chez moi un commencement de ménagerie se composant d'un lapin, d'une oie et d'un canard. Tout ce petit monde-là m'accueillait avec une joie bruyante quand je rentrais, le soir, à minuit.

J'étais heureux au milieu de toutes ces bêtes, quand mon propriétaire, plus bête encore, me dit que, lorsqu'on voulait se payer le luxe d'une basse-cour, on louait une maison à Neuilly.
Lors, je donnai un dîner de congé où nous mangeâmes, avec quelques amis, le lapin, l'oie et le canard.

Je travaille, à mes moments perdus, pour les petits enfants. J'ai fait, pour eux, Tintin-Lutin, Cadet Paquet, Maman Cabas, Bob et Rémy en collaboration avec Fred Isly, le talentueux styliste.
Enfin, je pèse 90 kilos, ce qui ne m'empêche pas de passer dans mon quartier pour un homme léger !




Benjamin Rabier (L'Album 1902)

 

 

 

 

 

 

 

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